Le Cardinal Léger et le Québec : De l’Église triomphante à l’Église marginale
Nul ne peut mieux illustrer la transformation de l’Église et la société québécoise que le cardinal Léger. Dans les années 1950, c’est l’Église triomphante qui s’incarne à travers sa personne. Avec la Révolution tranquille qui s’amorce dès le début des années 1960, c’est non seulement la société québécoise qui est transformée, mais ce qui constituait jusqu'alors la source même de l’identification culturelle de cette collectivité : l’Église. Celle-ci doit subir des transformations fondamentales en moins d’une décennie. C’est peut-être un cas unique dans l’histoire des peuples contemporains. C’est donc à travers les paroles et les actes du cardinal que nous verrons l’évolution de l’Église au Québec.
Le changement durant les années 1960 semble être devenu la règle de la société québécoise. La vie morale en est profondément bouleversée. Le cardinal se rend compte de la mutation profonde qui se fait dans notre société. Il participe à certains changements. Il pratique une politique de renoncement volontaire dans plusieurs domaines. Par contre, il faut noter de constantes contradictions dans ses actions. En certaines circonstances, il semble complètement détaché de toute prétention matérielle ou politique, tandis qu’il lui arrive encore de rêver à la grandeur extérieure de l’Église des années 1950. Il est, par contre, indéniable qu’il a joué un rôle primordial au niveau international lors du concile Vatican II.
Le frère Untel et le début des mutations dans l’Église québécoise
Les écrits du frère Untel mettent tout le Québec en émoi, en particulier son épiscopat et son clergé. En effet, à la suite d’un éditorial d’André Laurendeau paru dans le Devoir du 21 octobre 1959, le frère Pierre-Jérome, religieux enseignant à Alma au Lac-Saint-Jean, écrit au quotidien une lettre ouverte dans laquelle il dénonce « notre inaptitude à nous affirmer, notre refus de l’avenir... nous sommes une race servile. Nous avons eu les reins cassés il y a deux siècles et ça paraît ». Cette lettre est signée Frère Untel. Dans une deuxième lettre il s’en prend au système d’enseignement, dénonce l’enseignement du français et qualifie le Département de l’Instruction publique « de tuyau d’échappement qui triture, revient en arrière et élabore de la bouillie de programmes ». Il en réclame même la fermeture. « Il faut fermer le Département. Je propose qu’on décore les membres du D.I.P. de toutes les médailles possibles, y compris la médaille du mérite agricole ». Tout le monde s’interroge sur l’identité du frère Untel qui ne se gêne pas pour attaquer même les évêques en critiquant leur manque de respect de l’homme. Pendant que les religieux et religieuses jubilent, les évêques veulent en finir avec ce trouble-fête. Pour sa part, le cardinal Léger veut éviter le scandale et est prêt à le rencontrer.
Chez les frères maristes c’est le branle-bas de combat. En effet, le frère Pierre-Jérôme reçoit un avertissement doublé d’une interdiction d’écrire. Le supérieur général accourt de Rome pour arrêter la publication prochaine des écrits du frère Untel dans un livre à paraître sous le titre : les Insolences du frère Untel. Le supérieur conduit le religieux à Montréal pour rencontrer l’éditeur et mettre un point final à toute l’affaire. Cependant, il est trop tard et, malgré la compensation financière offerte par la communauté, le livre paraît. André Laurendeau, éditorialiste au Devoir, écrit la préface et reprend à son compte les propos du frère Untel. Il réclame également une plus grande liberté d’expression.
Le cardinal convoque le frère à une rencontre qui est somme toute plus chaleureuse que prévue. Le prélat y est cordial et le frère Untel qui a pris de l’assurance se lance dans une réflexion sur la personne même du cardinal « Éminence, vous n’êtes pas assez Canadien français. Vous êtes trop Romain, trop pompeux...» Le cardinal ne réplique pas et demande à son interlocuteur s’il aime l’Église. Ce à quoi le frère répond par l’affirmative. Le cardinal refuse la suggestion du jeune frère d’abolir le Département de l’Instruction publique. À la place, il suggère plutôt une réforme. Il s’engage même à intervenir pour que le frère puisse donner une entrevue à Radio-Canada. Ce qui fut fait à l’émission Premier Plan avec l’animatrice Judith Jasmin. Son volume se vend à 80 000 exemplaires, du jamais vu.
Rome le condamne publiquement par un arrêté de la Sacrée congrégation. Mais grâce à l’intervention du cardinal, la Sacrée congrégation lève l’interdit dont le frère Untel était frappé. Un dernier épisode allait remettre à l’avant-scène le frère Pierre-Jérôme. En effet, il reçoit le prix de la liberté de la revue Cité libre. Lors de son allocution de remerciements, il invoque l’appui du cardinal pour la défense de sa cause à Rome. La gloire du frère tirait à sa fin. En effet, en août le frère est condamné à l’exil et envoyé en réclusion à la maison générale à Rome.
Cet événement marquait les débuts d’une révolution interne de l’Église qui allait influencer toute la prochaine décennie. En effet, la Révolution tranquille secoua toutes les composantes de la société québécoise, y compris l’Église.
La sortie bruyante du frère Untel contre l’immobilisme de l’Église québécoise n’en était qu’une des premières manifestations. Malgré tout, le cardinal avait l’esprit assez ouvert en comparaison d’autres membres de l’épiscopat. L’évolution se faisait tellement rapidement, que le cardinal, comme d’autres membres de l’Église, se sentit dépassé par les évènements.
Le clergé et la Révolution tranquille
Pour le clergé, la Révolution tranquille n’est pas facile. Il se sent critiqué et parfois rejeté. Les prêtres devront faire preuve d’un grand désintéressement pour abandonner des tâches qui leur sont chères. Pour plusieurs laïcs, la société canadienne-française doit se libérer de l’emprise du clergé. Il aurait fallu plus de temps pour permettre qu’une longue tradition, qui a donné aux prêtres et aux communautés religieuses la direction des collèges classiques, prenne fin moins brusquement. La Révolution tranquille va tout bousculer et emporter sur son passage.
C’est avec la mort de ses parents que le cardinal a perdu son autoritarisme et son ton cassant. Il s’est ouvert aux autres. Peut-on blâmer les prêtres de sa génération de n’avoir pas prévu cette révolution qui a amené plus de changements qu’il n’y en a eu au cours des quatre siècles précédents. Il est favorable à l’évolution, mais pas au rythme effréné où elle se produit au Québec. Est-il nécessaire de sortir des hôpitaux et des écoles les religieux qui se sont dévoués sans compter depuis des générations?
Néanmoins, des divergences subsistent entre le cardinal et quelques évêques. Certains d’entre eux le trouvent trop libéral envers le Mouvement laïque français. De nouveaux slogans apparaissent comme « on veut arracher les crucifix de nos écoles », « combattons l’école athée ». Les ligues du Sacré-Coeur se jettent dans la bataille. Le cardinal est pris dans la tourmente. Pour les uns, les libéraux, il ne fait pas assez et pour les autres, les conservateurs, il en fait trop. Le cardinal ne condamnera pas le Mouvement laïque pas plus que la revue Cité libre. Pour lui, les catholiques canadiens-français en respectant la conscience et les droits de ceux qui ne partagent pas sa foi obéissent à la pensée de l’Église.
La pratique religieuse au Québec dans les années 1960
Selon une étude que le cardinal avait commandée au début des années 60, 65% des personnes qui ont répondu vont à la messe le dimanche. Ce taux correspondait à la moyenne de l’Amérique du Nord de l’époque alors qu’en Europe, il s’échelonne entre 15 % et 25 %.
La création d’un ministère de l’Éducation
Le cardinal cherche des solutions au retard que connaissait la province au sujet de la fréquentation scolaire. En effet, 50 % des Québécois de plus de 15 ans ont déjà quitté l’école. Plus de 75 % des jeunes chômeurs ont à peine terminé leur huitième année.
Déjà sous le gouvernement de Paul Sauvé, il y a eût des améliorations de faites. Ce dernier a encouragé la régionalisation des commissions scolaires, accordé des subventions aux collèges classiques pour jeunes filles et augmenté l’aide financière aux établissements privés d’enseignement ainsi qu’aux commissions scolaires. Les subventions deviennent statutaires.
Avec le gouvernement d’Antonio Barrette, d’aucuns songent à abolir le Département de l’Instruction publique. En février 1960, à l’occasion de la célébration du centième anniversaire du Conseil de l’Instruction publique, le cardinal mit en relief « le dévouement des pionniers qui ont consacré à cet organisme temps et énergie ».
Avec le gouvernement Lesage, tout le domaine de l’éducation est transféré au ministère de la Jeunesse dont le titulaire n’est nul autre que Paul-Guérin Lajoie. Le cardinal ne s'oppose pas à la création d’un ministère de l’Éducation, mais il veut d’abord en discuter avec l’évêque de Québec Mgr Roy. Il plaide pour la reconnaissance du rôle de l’Église pendant plus de trois siècles. Selon lui, sans le clergé, que seraient devenus les habitants de la Nouvelle-France? Elle comptait à peine 200 personnes lorsque les jésuites fondent le premier collège à Québec. Puis, ce fut le tour des sulpiciens, des soeurs de la congrégation de Notre-Dame qui ont ouvert des pensionnats et des écoles dans les villes et les campagnes pendant que Mgr Laval, premier évêque de Québec, fondait le premier séminaire de Québec ainsi que l’école des arts et métiers.
Après la conquête, alors que tous les liens avec la France furent coupés, l’Église demeura le seul point de repère. Le clergé assuma la charge de l’enseignement, parce que personne n’était en mesure de le faire. Le travail des frères et des soeurs avec les parents constitue une des pierres d’assise de notre société. Plus tard, avec l’apparition des collèges et le niveau universitaire le système d’enseignement du Québec sera complété.
L’Assemblée législative adopte, en février 1961, une loi instituant une commission d’enquête sur l’enseignement. Malgré les affirmations de Jean Lesage qu'il ne créera pas de Ministère de l’instruction publique, les évêques demandent d’être entendus. La tâche est maintenant de trouver les membres susceptibles de faire partie de la nouvelle commission. On retient d’abord le nom de Gérard Filion. Ce dernier a la confiance du cardinal et de l’épiscopat en général. On éprouve de la difficulté à trouver le bon candidat pour représenter le clergé. C’est le cardinal qui trouve, finalement, la solution, alors qu’il chemine vers Montréal. Le nom retenu est celui de Mgr Parent, ancien recteur de l’Université Laval. C’est lui qui deviendra président de la nouvelle commission, pendant que Gérard Filion en assumera la vice-présidence. Pendant deux ans, la commission poursuit ses travaux. Un premier rapport est publié. Le cardinal veut y apporter des recommandations dans le but de sauvegarder les écoles catholiques.
Le gouvernement Lesage est pressé d’agir et cette hâte provoque certaines craintes dans l’épiscopat. Le 26 juin 1963, le gouvernement Lesage, sans tenir compte des modifications des évêques, présente un projet de loi instituant un ministère de l’Éducation. Bon nombre de citoyens sont inquiets autant chez les protestants, les juifs que les catholiques. Le cardinal veut intervenir, mais il hésite. À l’heure où on reproche à l’Église ses trop nombreuses ingérences, il doit réfléchir et mesurer tous les gestes qu’il va poser. Toutefois, Lesage semble ignorer l’avis des évêques et fonce à toute allure vers une réforme majeure. Devant cette attitude du gouvernement, le cardinal se décide et se lance dans le débat. Il téléphone au premier ministre Jean Lesage.
Le lendemain, en juillet 1963, Jean Lesage annonce que l’adoption du projet de loi est remise à la prochaine session, pour permettre à plusieurs associations d’en étudier le contenu. Les journaux soulignent l’intervention du cardinal qui aurait fait reculer le gouvernement. C’est alors que Paul-Guérin Lajoie entreprend de faire pression pour que son projet de loi soit adopté. Il fait campagne partout en province pour la démocratisation de l’enseignement. Les évêques exigent l’insertion d’une déclaration sur les libertés et les droits de base en éducation.
Dès novembre 1963, dans le journal La Presse, Marcel Adam écrit que le cardinal aurait demandé à Paul VI de lui retirer la pourpre pour se consacrer aux lépreux. Face aux rumeurs de toutes sortes qui circulent à Montréal, le cardinal dément la nouvelle. Ce qui préoccupe davantage l’archevêque de Montréal, à ce moment, c’est son voyage en Afrique. Pour lui, c’est le résultat d’un drame qui le hante depuis quelques mois. Il demande même « qu’on réduise les insignes, les ornements et les titres dont nous faisons souvent usage contre notre volonté ». Il exhorte ses fidèles de se priver d’un repas par semaine pour donner à un fond qu’il vient d’instituer. Fame Pereo. Il ramasse ainsi 400 000 $ qui serviront à construire quatre nouvelles léproseries.
C’est ainsi qu’il parcourt l’Afrique. Il passe dans plusieurs pays africains comme Le Kenya, l’Ouganda, le Burundi, etc. Il revient à Montréal, mais, pendant plusieurs semaines, il reste accroché aux souvenirs de son voyage en Afrique.
Le nouveau premier ministre dépose un nouveau projet de loi qui propose la création d’un ministère de l’Éducation. Cette nouvelle loi reçoit l’approbation de l’Église. Pendant que Guérin-Lajoie continue sa tournée au Québec dans le but de convaincre la population du bien-fondé de cette loi, Jean Lesage a de fréquents contacts avec le cardinal. Le nouveau projet de loi contient des garanties sur la confessionnalité du système d’enseignement.
La presse en général accueille favorablement la nouvelle loi. Le ministère de l’Éducation est officiellement créé le 13 mai 1964 et Paul Guérin-Lajoie en devient le premier titulaire.
Une nouvelle tranche du rapport Parent suscite de vives discussions, lorsqu’il propose l’abolition des collèges classiques pour les remplacer par des collèges polyvalents qui dispenseraient l’enseignement de la onzième à la quatorzième année pour les étudiants destinés au marché du travail ou aux études universitaires. C’est une véritable révolution qui s’annonce.
Pendant ce temps, un nouveau scandale impliquant les religieux et religieuses éclate sur les manuels scolaires. Un conflit d’intérêts est mis à jour entre le Département de l’Instruction publique, le Centre de psychologie et de pédagogie de Montréal et plusieurs communautés religieuses faisant le commerce de l’édition ainsi que de libraire. En effet, le Département confie aux auteurs des manuels le soin de les étudier pour approbation. Ces auteurs sont donc à la fois juges et parties, lorsqu’ils recommandent leurs propres livres. Sept frères et soeurs ont signé vingt-neuf ouvrages, ce qui rapporte une petite fortune à leurs communautés. Le Centre de psychologie exerce un quasi-monopole sur l’édition scolaire. La concurrence est déloyale, puisque les communautés ne paient pas d’impôt.
Les communautés religieuses ripostent en proclamant qu’elles étaient les seules à avoir la compétence et l’expertise pour le faire pendant plusieurs années. Le cardinal, dans une causerie donnée devant des étudiants, proclame que l’Église doit être pauvreté et témoignage.
L’Église ne peut plus rien imposer. Il se demande s’il faut absolument rayer de la carte des institutions centenaires qui ont fait leur preuve.
Le cardinal n’est pas au bout de ses épreuves, puisqu’on lui demande de rendre des comptes sur l’argent qu’il ramasse pour ses oeuvres. Il vide la question devant le club Richelieu-LaSalle. L’indignation est palpable. Désormais, on conteste publiquement le pouvoir financier de l’Église. Le clergé continue d’être blâmé en tant que propriétaire de biens immobiliers exempts d’impôt.
De plus, à Montréal et dans les régions, de nombreux curés confient l’administration financière de leur paroisse à des laïcs. De nombreuses communautés voient leurs revenus baissés à cause de la diminution drastique du nombre de religieux. Plusieurs institutions se vident et les communautés sont forcées de les mettre en vente.
La réforme scolaire progresse rapidement. Partout des écoles polyvalentes sont en construction, pendant que les collèges privés se vident . Dans les livres de l’époque, on retrouve des étuis de chapelet, des médailles de Saint-Joseph et un ramassis de récits pieux et de bondieuseries. On se met donc à la rédaction de nouveaux manuels dans toutes les matières scolaires. En 1965, un réseau d’établissements d’enseignement préuniversitaire prend forme : les CÉGEPS. Le gouvernement veut intégrer les collèges classiques au réseau d’enseignement public. Plusieurs de ces institutions sont rachetées comme les collèges Sainte-Marie et Saint-Laurent.
À un autre niveau, le cardinal accepte de nommer un laïc comme recteur de l’Université de Montréal, ce sera Roger Gaudry. Le mouvement vers la laïcisation est devenu irréversible. À soixante ans, le cardinal Léger a conscience de ne plus être un jeune homme. Sa santé est plus ou moins bonne et son moral pas très fort. Il se sent désemparé devant la jeunesse montante qui ne l’écoute pas et lui tourne le dos. Et puis plusieurs prêtres quittent le navire, une cinquantaine déjà. Ils ont l’impression de ne plus être utiles. Les prêtres perdent peu à peu leur place prépondérante dans la société. Le célibat des prêtres devient une des principales causes de leurs défections. Le sacerdoce n’attire plus.
Déjà, sa décision est prise, il quittera son poste d’archevêque de Montréal pour se faire missionnaire en Afrique. Une page importante est tournée dans l’histoire religieuse du Québec. Après, rien ne sera plus pareil. Le lent déclin de l’Église du Québec est en marche. Jusqu’où cela ira-t-il?